II.C. Du be-bop au free jazz

C. Du be-bop au free jazz


Au début des années quarante, le swing triomphait dans le monde entier. Un musicien Blanc, Benny Goodman, en portait la couronne et Billie Holiday venait d'abandonner le grand orchestre du clarinettiste Blanc Artie Shaw, écœurée par les vexations raciales rencontrées en tournée. "Confisqué" par le "show business" à des fins divertissantes, le jazz risquait de sombrer dans la routine. Alors qu'en 1943, de violentes émeutes éclataient dans les ghettos noirs des grandes villes des États-unis et portaient sur le devant de l'actualité le profond malaise de la société noire américaine en matière raciale, de jeunes musiciens Noirs avaient déjà commencé à transporter dans le jazz les changements de mentalité de la communauté noire. La musique qu'ils créèrent, fut appelée du nom mystérieux de « be-bop » parfois « re-bop » ou tout simplement « bop », probablement appelé ainsi en raison d'une onomatopée utilisée pour scatter dans le "nouveau style".  (ci-dessus un morceau be-bop interprété par Dizzy Gillepsie, célèbre trompettiste).





Musiciens de "jam sessions"
La révolution du be-bop se fit à New York, « after hours » dans certains clubs de la 52ème rue. Après le travail alimentaire de la soirée, les musiciens se retrouvaient pour les "jam sessions", il s'agit de séances d'improvisations basées sur les standards du jazz qui avaient lieu la nuit dans des clubs. Lors d'une de ces soirées une rythmique d'un genre nouveau avait été engagée en 1941 pour animer les joutes musicales. Découragés par de nouvelles règles du jeu qui les ont dépassé, les musiciens swing furent bientôt exclus des lieux. La nouvelle génération s'était constituée en véritable élite et multipliait les bizarreries sur les tempos les plus élevés pour tenir éloigné les indésirables de leur "jam sessions" expérimentales. Les jeunes contestataires, qui avaient fait leurs classes dans les grandes formations, commencèrent à y afficher plus ou moins leur point de vue, avant que Billy Eckstine ne leur ouvre les portes de son big band. Le 26 novembre 1945, lors de la grève des enregistrements qui perturba la moitié des années 1940, le quintette de Charlie Parker entra en studio pour la maison Savoy, le be-bop n'en était plus à ses premiers balbutiements et, depuis déjà des mois, le tandem Parker/Gillespie, bien que très controversé, faisait du Three Deuces le club le plus couru de la 52ème avenue.



Charlie Parker

Fin 1945, une phalange de bopers, autour de Charlie Parker et Gillespie, quitta New York pour la Californie. La révolution be-bop gagna bientôt le monde entier, exportant avec elle le scandale qu'elle constituait pour les esprits obtus. En France notamment, le critique Hugues Panassié prit la tête d'une véritable cabale pour dénoncer le be-bop, contraire selon lui aux normes du jazz. Ces réactions ne furent pas étrangères au succès de New Orleans Revival qui ramena sur le devant de la scène les vétérans de la Nouvelle-Orléans. Mais les esprits créatifs étaient ailleurs. Tandis que dans ses soirées Jazz At The Philarmonic, l'impresario Norman Granz invitait les vedettes du jazz des années 1930 à se renouveler auprès des jeunes de "l'avant garde", les vocations se multipliaient autours de ces derniers.
Dizzy Gillepsie
De la foule des suiveurs et des imitateurs, de nombreux continuateurs émergèrent. Découvertes dans l'ambiance expérimentale des petites formations de la 52ème rue, les fulgurances du bop avaient marqué les esprits. Mais les exposés à l'unisson et la succession rapide des chorus ne suffirent bientôt plus. Les questions auxquelles venaient de répondre les bopers sur le plan harmonique et rythmique en appelaient d'autres. Duke Ellington avait anticipé celles concernant la forme avec Black, Brown and Beige. Ses enregistrement expérimentaux sur 33 tours, dans les années 1930, avaient annoncé un nouveau support permettant de dépasser la limite des trois minutes du 78 tours. Dès 1945, tout le jazz aspirait à l'épanouissement de la forme et, dans l'attente du microsillon, commercialisé à partir de 1948, se posait déjà la question : que faire du be-bop ?
Dans les clubs de 52ème rue, les petites formations expérimentales du bop ont révolutionné le jazz. De nombreux musiciens vont en tirer les conséquences. New York est alors la cité de toutes les avant-gardes artistiques et de toutes les effervescences intellectuelles. Littérature, théâtre et peinture sont, dans les salons de la ville, au cœur des conversations. Alors que les masses populaires noires commencent à lui préférer le rhythm'n'blues naissant, tout laisse à penser que le jazz n'est plus la propriété exclusive de la communauté afro-américaine. Le bop fait du jazz un langage offert aux sensibilités en quête d'un mode d'expression savant, mais plus libre et plus physique que la musique occidentale classique.

"Birth of Cool"... C'est ainsi que par opposition au jazz "hot" on désigne la façon dont les jazzmen Blancs interprétèrent le jazz parkerien à partir de la seconde moitié des années 1940. Mais paradoxalement, c'est au plus fier des Noirs, Miles Davis, qu'est attribuée la « naissance du cool ». En effet, ses enregistrements Capitol de 1949 sont à ce point significatifs de l'avènement du jazz cool qu'ils furent regroupés sous le titre Birth of Cool lors des rééditions ultérieures. Miles Davis ne dispose ni de la fabuleuse virtuosité, ni de la brillante sonorité de Dizzy Gillespie. De ces lacunes il s'est fait un style sobre, aéré, réfléchi ; et une sonorité sans éclats, feutrée, évitant l'aigu et privilégiant le registre médium. "Keep cool" semble-t-il répondre à la vélocité de Dizzy Gillepsie, comme Lester Young semblait le signifier à l'impétueux Coleman Hawkins. Aussi ne se satisfait-il pas des énoncés rapides à l'unisson ni des solos débridés qui caractérisent le be-bop. En 1948, au moment de constituer autour de lui une formation différente de l'habituel quintette be-bop, il fait appel à Gill Evans et Gerry Mullingan. Tous deux ont imaginé une nonette - 9 instruments- pour servir d'écrin au trompettiste, on y entend notamment deux instruments peu utilisés jusque là : le cor et le tuba. Ce dernier ponctuait la musique des premiers orchestres de jazz avant d'être définitivement écarté par la contrebasse. Il est désormais totalement intégré au tissu orchestral.