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II. Le Jazz: une musique au sonorité contestataire

A. Les premiers pas du Jazz



L'épopée du jazz commence d'une bien étrange façon. Tout d'abord, on peut noter qu'au début de son Histoire, vers 1840, ce sont les Blancs, qui fascinés par la musique qu'avaient su créer les Noirs américains, commencèrent par monter les premiers spectacles de musique noire. En effet, certains musiciens Blancs, se mirent à interpréter, sous une forme caricaturale, les morceaux qu'ils connaissaient de musique noire américaine, lors de spectacles itinérants, les « ministrel show ». Pour cela, les Blancs se noircissaient le visage au bouchon brûlé. Ce fut pendant un temps, une très grande mode de se « changer de couleur » (vous pouvez le constater par vous-même avec l'exemple ci-contre, où l'on peut voir les Blancs, "déguisés" en Noir !).
 
A la même époque, les Blancs s'approprièrent un instrument issu de la culture africaine : le banjo, qui devint bientôt l'instrument de la paysannerie blanche.
En réponse à tout cela, les Noirs montèrent également leur propres « ministrel show ». Pour ce faire, ils prirent en modèles les « string band » des fermiers Blancs, qui étaient de petits orchestres composés d'un violon, d'une guitare, d'une mandoline et d'un banjo cinq cordes, et les reconstituèrent avec des moyens de fortune.
Par ailleurs, les Blancs apprécièrent la musique de ces orchestres noirs, surtout leurs polkas et leur quadrilles ainsi jouées, et l'exotisme qu'ils représentaient et dégageaient. Par conséquent, la population blanche (essentiellement la bourgeoisie) fit régulièrement appel à ces orchestres pour leurs réceptions. Ainsi les musiciens Noirs, vêtus d'habits de dimanche pour l'occasion, s'amusaient à une sorte de parodie de la société blanche, en forçant le ridicule de leurs attitudes et accoutrements. Ainsi le « cake walk » (un extrait ci-contre) était une caricature des danses maniérées des Blancs. Le « cake walk » -danse du gâteau-, particulièrement populaire dans la seconde moitié du XXème siècle,  fut aussi la source du ragtime, à l'origine du jazz. En effet, le ragtime éclos durant ces réceptions, du fait que les Noirs eurent de plus en plus accès aux pianos de leurs salons. Les musiciens Noirs syncopaient en fait la ligne mélodique -la ligne mélodique européenne, qu'ils avaient assimilés à l'époque du negro spiritual- « déchirant » de ce fait le temps, d'où le terme de « ragged time » -temps déchiré-. Le ragtime fonctionnait ainsi : dans une mesure à quatre temps, tandis que la main droite répétait des formules en décalage rythmique, la main gauche faisait la « pompe », c'est à dire qu'elle posait les basses sur les premiers et troisièmes temps, et les accords plus aigus sur les temps pairs. La main gauche se servait parfois des « walking bass » -basses « qui marchent »- qui accompagnaient, de concert sur chaque temps, la ligne mélodique de la main droite. 
Scott Joplin
C'est à ce moment là qu'entre en jeu un acteur important : Scott Joplin. Originaire du Missouri, il composait des rags à « l'européenne » -il avait étudié les compositeurs romantiques tel que Litz et Chopin- les structurant avec soins en plusieurs airs, répétés sur la forme du rondo, en recommandant d'éviter les éclats de virtuosité. Son éditeur, fut John Stark, dont il fit la connaissance à Saint Louis, ville ou résidaient Tom Turpin, James Scott, Joseph Lamb autres fameux musiciens de l'époque ragtime. Ainsi à Saint Louis, l'on retrouve Ferdinand Joseph LaMothe, plus connu sous le nom de « Jelly Roll » Morton et Tony Jackson ( Nacked dance ). La folie ragtime se diffusa en Europe, dans les années 1920, elle se perpétua à New York, en particulier à Harlem, grâce aux piannistes « strides » qui reprirent les acquis du rag. Les fanfares blanches ou noires, le jazz -jusque dans les années 1930-, la musique de variété américaine, les "string band" des Appalaches, les bluesmen de la côte Est, et les guitaristes country s'emparèrent du rag et l'arrangèrent à leurs façons.

Localisation de la Nouvelle -Orléans
 La ville emblématique de cette époque est sans conteste la Nouvelle-Orléans -colonie française jusqu'en 1803, puis capitale de la Louisiane-.
Carte artistique de la Nouvelle-Orléans
où l'on peut situer le quartier des plaisirs de Storyville
En effet, celle-ci, ouverte sur les Caraïbes, bénéficiant d'un climat propice à la vie en plein air, était une ville où les Français catholiques, en contraste avec toute l'Amérique puritaine, avaient bâti un économie libérale. La ville concentrait un important port, qui avait contribué à développer dans la ville, toute la gamme de lieux de plaisir -du débit de boisson aux maisons closes de luxe-. Les autorités avaient beaucoup de mal à contenir ce genre d’établissements, dans un quartier appelé « Storyville », mais l'intense activité qui y régnait, n'était qu'un reflet de l'animation qui embrasait toute la ville entière.
La musique avait envahie tous les lieux de là-bas, on pouvait en trouver dans les salons de coiffure comme dans les salles de concert. On y comptait notamment une part importante d'orchestres classiques, composés de musiciens Noirs et Blancs comme le Negro Philarmonic Society en 1830.
L'une des particularités de la Nouvelle-Orléans était son importante population créole, issu de relations extra-conjugales que de nombreux propriétaires Blancs semblent s'être autorisés avec leur esclaves, et plus particulièrement des propriétaires Français, qui avaient continués après la guerre de Sécession, d'entretenir des maîtresses Noires, et qui réservaient un statut spécial et amélioré aux esclaves Créoles, qu'ils affranchissaient souvent.
Cela eu pour conséquences que les Créoles, distincts des « races strictement africaines », se considéraient comme supérieurs à ces derniers et les traitaient avec mépris, en affichant leur éducation à l'européenne, leur classe et leur prestige. Aussi reçurent-ils souvent une éducation musicale, et brillèrent à l'époque du ragtime par leur virtuosité. Mais considérés péjorativement comme des « Noirs » par les populations blanches malgré tout, les Créoles restèrent en contact avec les musiciens Noirs. La rivalité entre Créoles et Noirs fut un facteur important pour la naissance du jazz.
Congo Square
De plus, la Nouvelle-Orléans fut l'un des rares endroits où l'on autorisa la perpétuation de la musique africaine pour les esclaves au temps de l'esclavage, lors de célébrations, tous les dimanches et jour de fêtes (cela se vit jusqu'à la fin du XXème siècle) à Congo Square. Les Noirs y célébraient leurs rites au son du tambour. Lorsque les coutumes commencèrent à s'éteindre, les Noirs commencèrent à emprunter les instruments délaissés par la communauté blanche, notamment les instruments militaires des armées dissoutes après la guerre de Sécession, et la guerre Hispano-américaine. Ne sachant pas lire la musique contrairement aux Créoles, ils jouèrent d'oreille. Les habitudes rythmiques rompaient totalement avec celles de la fanfare militaire, ainsi celle-ci pris un tour tout nouveau, ou se mêlèrent quadrilles, polkas, marches et blues, ragtimes, ou encore negro spirituals.
 Alors apparut une nouvelle musique, un prélude au jazz, mais pas encore tout à fait lui-même. Dans une Nouvelle-Orléans très animée, elle trouva au sein de ses rues un contexte favorable à son épanouissement. Des orchestres, qui prenaient racines à Congo Square, se produisaient pour n'importe quelles occasions: "garden parties", enterrements, fêtes de familles... L'orchestre, après un enterrement, retournait en ville sur des airs plus gai, débraillé, suivit de la « second line » -deuxième ligne-, des habitués qui dansaient et jouaient des percussions improvisées derrière la file de musiciens. Souvent l'orchestre s'installait sur un chariot de déménagement, et traversait la ville pour annoncer des cérémonies et festivités, ou bien pour des joutes musicales qui l'opposait à un autre « wagon band ». Cela attirait nombre de spectateurs. Les trombones pratiquaient en effet un style spectaculaire tout en violents glissandos ; les « tailgate » -hayon-, appelés ainsi car les joueurs de trombones jouaient sur le hayon arrière, qui laissait de la place à la coulisse.
Les orchestres d'intérieurs qui jouaient pour les Blancs étaient souvent tenus par des Créoles. Ceux-ci, quittant les salons de la haute société pour les bouges, délaissèrent leur violon, et suivirent l'évolution des fanfares dans une mesure plus réduite (un ou deux cornets, un trombone, et une clarinette). La contrebasse à corde fut remplacée par la basse à vents (tuba ou soubassophone) qui soulignait les temps forts, tandis que le banjo à quatre cordes (plus sonore que la guitare) ou le piano répondait sur les temps faibles. Ainsi, ils renouaient avec le ragtime. Peu à peu, un seul instrumentiste jouait le soutient rythmique assuré par la grosse caisse, le tambour et les cymbales rassemblés autour de lui. De ce fait, naquit la batterie. Les musiciens jouaient d'oreille, et proposaient de nombreuses variations des mélodies originales. Au fur et à mesure, ces formations d'influences européennes se teintèrent de la culture negro spiritual et blues : on altéra la sonorité des instruments pour produire le grain de voix noire, les "blues notes" se multiplièrent, les mélodies furent soumises à des inflexions, variations toujours plus grandes, le rythme à deux temps évolua à quatre temps, plus dansant, où l'on appuya sur les temps faibles au lieu des traditionnels temps forts, assouplissant les déhanchements syncopés du ragtime.
Freddie Keppard
Buddy Bolden
En 1916, le musicien Créole Freddie Keppard, se voit proposer le premier enregistrement de jazz de l'Histoire. Mais le cornettiste et chef d'orchestre refuse, par peur que les musiciens qui l'écouteraient puissent copier son style. C'est pour cela qu'aucun document sonore nous permet de nous rendre compte du style de musique jazz joué à La Nouvelle-Orléans et de son ampleur. Nous n'avons aucun document audio qui peut attester de la virtuosité du cornettiste de légende Buddy Bolden et nous ne pouvons avoir qu'une idée vague de son style.
Le premier enregistrement à lieu enfin le 26 février 1917. C'est celui de l'Original Dixieland Jazz Band (l'ODJB). C'était un groupe de jazzman Blancs, qui conservaient encore les rythmes raides de la fanfare, ce dont les jazzman Noirs s'étaient déjà débarrassés. Le succès fut immédiat (à écouter: un de leur succès ci-contre!) et bientôt toute l'Amérique et l'Europe entière écoutèrent ces disques d'un genre nouveau : celui du « jass » puis « jazz ». Certains y voient une allusion au verbe jaser, d'autres une allusion sexuelle. Quoi qu'il en soit l'origine du terme reste obscure.
Après 1917, la musique Noire de la Nouvelle-Orléans évolue, notamment grâce à l'émigration qui survint vers les villes du Nord. C'est là bas que les disques se multiplièrent vers 1923. Toutefois, il faut bien comprendre que les musiciens Noirs avaient à cette époque une longueur d'avance sur le jazz des Blancs : ils avaient une souplesse rythmique et mélodique que l'on ne retrouvait pas encore chez l'ODJB, par exemple.