I.C. La note bleue

C. La note bleue


Contrairement au spiritual qui est chanté en groupe, le blues est un style individuel.
Il a pour origine les berceuses et les récits psalmodiés le soir dans les cases. Peu à peu ces chants se tintèrent d'influences européennes, notamment la balade américaine. En effet, les chanteurs noirs y ajoutèrent les principales caractéristiques du "work song": rugosité de la voix, sensualité du timbre et du phrasé, primauté du tempo sur la forme. De plus, dans les "talking blues" la forme disparaissait presque complètement laissant place à une improvisation entre récitation et chant sur une pulsation variée.

Advient ici,  un "problème" qui fut déterminant dans la création du blues. En effet, les chanteurs Noirs américains étaient gênés par la répartition des hauteurs de la gamme occidentale, surtout le Mi, le Si et le Sol, en Do Majeur. Malgré eux, les chanteurs Noirs infléchissaient le Mi vers le Mi bémol, glissant de l'un vers l'autre, toujours en instabilité sans jamais se poser sur une de ces notes. De ce fait, les chanteurs Noirs introduisirent des notes mineures dans la gamme majeure, par exemple, ils chantaient Mi bémol tout en jouant à l'instrument l'accord de Mi. Ces notes, qui déstabilisaient l'accord par leur contradictions internes, la tristesse du mineur dans l'accord majeur, se firent appeler les "blues notes" -notes bleues-. De ces petits défauts, naquirent une harmonie et une mélodie nouvelle: celle du blues. Un monde moins théorique qu'il n'y parait car les musiciens furent longtemps privés de l'enseignement du solfège.
Membre du Ku Klux Klan, dans
son costume de cérémonie
.
Le blues servait à dépeindre la douleur des ballades noires. En effet, le nom "Blues" vient aussi des expressions telles que "Blues devils" -diables bleus-; "Fit of blues"-coup de cafard-, "I'm blue" -je suis déprimé-, "I have the blues" -j'ai le cafard-, ce qui traduisait parfaitement l'état d'esprit des populations noires, surtout après l'optimisme qu'avait suscité la guerre de Sécession au temps du negro spiritual et du gospel song. En effet, la société du sud des États-Unis, qui se considérait humiliée par cette guerre, avait mis en place une ségrégation très sévère, un racisme issu d'un ethnocentrisme des Blancs, c'est à dire qu'ils jugeaient la culture des Noirs inférieure par rapport à la leur. A ceci s'ajoutant les interventions violentes et illégales, comme celles du Ku Klux Klan.
Les Noirs, dorénavant libres, durent affronter un monde hostile qui leur refusait les droits civiques et élémentaires. Devenus sous-prolétaires, la communauté noire fut à la recherche d'un emploi et connu une dure précarité. Leurs espoirs en un jour meilleur s'évanouissaient; ils s'abandonnèrent au blues avec résignation. C'est d'ailleurs cet état d'esprit que les chanteurs Noirs revendiquent comme essentiel à leur art. En effet, les paroles traitent de la misère économique (No shoes, John Lee Hooker ci-contre), affective, et sexuelle, du chômage, de la maladie, de l'errance et du blues lui même, salué comme un compagnon par Leadbelly dans Good Morning Blues(ci-contre).
Les marques du blues sont le rythme, l'harmonie et la mélodie, des références à l'actualité mais sous des formes autobiographiques, un langage courant, argotique voire obscène, mais toujours résigné. Les musiciens se caractérisent par une vie en marge soit par obligation, ils étaient souvent aveugles, soit par goût, ils ne se sont pas adaptés à la vie sociale. Ils s'affichent dans ce qu'ils ont de plus faibles : menteurs, paresseux, grands criminels et le déplorent sans être certain de le corriger. Cependant certains bluesman chantent un blues plus optimiste.

Lorsque le blues se destine à la scène il achève une longue définition: le banza africain laissa sa place à la guitare, qui répondait mieux aux chants en un dialogue plus riche grâce à ses inflexions, torsion des cordes, et ses glissandos, l'utilisation du " bottleneck", un goulot de bouteille passé au doigt et glissant sur les cordes. Le violon se substitua à l'harmonica, symbole de l'errance. Les accords, d'abord empruntés d'une manière incertaine, trouvèrent une structure plus standardisée, mais toujours modulable, pour les improvisations, et qui pouvait entraîner des fins de phrases assez incertaines.
La fixation de la forme se fit dans les années 1920, l'exploitation du blues par l'édition, l'industrie du spectacle et du disque aidant. Les compositeurs à succès apparurent tel que W.C Handy; les "jazz band" et les grandes chanteuses Noires comme Bessie Smith, Ma Rainey popularisèrent le genre dans des interprétations sophistiquées et orchestrées par la scène du musical.

La forme académique en douze mesures devint alors l'une des clés standard du jazz, mais s'imposa aussi au blues rural. Celui -ci profita des « races records » (collectionneurs bourgeois Noirs, de disque) à partir de 1924, qui firent une place de choix aux chanteurs Noirs américains. On parle de "race records" -musique raciale- car ces enregistrements étaient destinés exclusivement au public Noir-américains (la bourgeoisie). Dans les années 1930-1940, apparaissent des amplificateurs au blues électrique, avec des artistes comme Howlin' Wolf et Muddy Waters. C'est ce blues qui donnera naissance au rock and roll. Il faut attendre la naissance du jazz pour que le blues devienne connu et sorte de son lieu d'origine, le delta du Mississippi. Il fusionnera aussi avec le gospel et donnera le rythm' and blues. Le jazz aura lui aussi pour référence les 12 mesures du blues, ainsi que sa profondeur d'expression. Dans les année 1960, on retrouve une nouvelle génération de bluesmen, en particulier en Angleterre, qui mélangeaient influences psychédéliques et pop.